Ma mère, ma sœur et moi avons choisi Alaska quand elle avait une semaine, à l’élevage Boudet dans l’Hérault. Le coup de cœur pour cette jument pie tovero aux yeux vairons a été immédiat et irrésistible : outre sa beauté enneigée, elle manifestait dès toute jeune un tempérament confiant et curieux qui nous a immédiatement séduites. Alaska a été chouchoutée jusqu’à ses un an par Christiane Boudet, son éleveuse, et nous avons pris le relais ensuite. Alaska est donc une jument qui a été beaucoup manipulée, parfaitement habituée au contact, qui a toujours pu être touchée partout, menée en main, et qui n’a jamais manifesté aucune peur ou aucune surprise face aux différents objets du quotidien – matériel de pansage, tapis de selle, filet... La jument qu’Alain commence à débourrer a donc été préparée pendant des mois par nos soins, elle accepte qu’on pose des objets sur son dos, et n’a aucune réaction de méfiance. Mais elle n’a, bien sûr, jamais travaillé... et c’est maintenant, au moment délicat du débourrage, que tout le talent et l’expérience d’Alain seront nécessaires.

 

Car, Alain s’en rend compte très vite : si Alaska est gentille, intelligente, curieuse et proche des hommes, elle a aussi une très forte personnalité, et elle supporte mal la contrainte. A la longe, elle ne pose pas de problème particulier, Alain attaque donc très vite les longues rênes, et c’est là que le défi commence. Alaska résiste très fort à la pression, cherche toujours à aller dans la direction opposée à celle que nous voulons lui faire prendre, s’appuie sur le mors et se débat parfois violemment. Elle n’hésite pas à se cabrer, à tenter de se renverser, et à exercer beaucoup de force. Ce qui me marque dans son attitude, c’est l’absence totale de peur : Alaska n’est pas inquiète du tout, mais ne voit pas au nom de quoi elle se plierait à nos désirs. Alain me le dit dès la fin de la première séance : Alaska est une jument intelligente et intéressante, mais elle a une très forte personnalité, et nous risquons de faire face à quelques caprices... 

 

Cela se confirme lors de la première sortie en extérieur : de façon délibérée et très déterminée, Alaska n’hésite pas à se jeter contre les arbres, et à lutter contre Alain, qui parvient à la gérer de façon efficace et ferme, sans aucune brutalité. Au fil de la séance, Alaska commence à accepter d’être conduite, et montre une fois de plus qu’elle possède un mental en or : nous passons dans des endroits qui pourraient effrayer un poulain, et elle ne manifeste aucune espèce de réaction. Les poubelles l’indiffèrent, ainsi que l’énorme engin de chantier qui recule avec force klaxons et gyrophares, ou encore les chiens agressifs qui se jettent contre le grillage à un mètre d’elle. Elle est en avant, vive et sereine. Je suis à la fois impressionnée par sa personnalité tellement équilibrée, et inquiète de ses résistances et de ses caprices.

 

Je ressens la même chose quand Alain lui met le surfait. Elle n’est pas du tout inquiète d’avoir cela sur le dos, et accepte bien de travailler en longe ou aux longues rênes avec le surfait ; mais en revanche, lorsque Alain resserre la sangle, elle réagit vivement et tente de se dégager par quelques sauts de mouton. Alaska nous montre en permanence un mélange déconcertant de bonne volonté, de grande gentillesse, et de rétivité totale à la contrainte. Alain dit qu’elle est difficile à cerner, qu’il est difficile de lire ce qu’elle pense dans son étrange et bel œil bleu – elle est réceptive et équilibrée, mais quelque chose en elle incite à être toujours sur le qui-vive.

 

Lorsque Alain lui met la selle et commence à la travailler montée dans le rond de longe, tout se passe à merveille. Elle accepte parfaitement le cavalier sur son dos, en « sac à patates » puis à califourchon, son calme m’impressionne. Alain la travaille au pas, au trot, avec une grande aisance et une grande fluidité. Je pourrai même la monter pour la première fois à la fin de la séance – je suis aux anges, et je mesure la chance que j’ai de voir nos chevaux travaillés par Alain, qui parvient toujours à franchir les étapes avec douceur et détermination.

Des séances en extérieur suivront ; Alain passe partout avec la jument, et j’ai le bonheur de le voir galoper avec elle sur une grande allée forestière, en tête du groupe, avec une Alaska si bien dans sa tête et calme qu’il peut lâcher les mains et pousser un grand cri de joie. Alaska n’a peur du rien, son mental est fabuleux, et Alain m’assure qu’elle sera une fabuleuse jument d’extérieur.

 

 

Pourtant, je garde une appréhension ; je me souviens des réactions très vives qu’elle peut avoir, et j’ai du mal à me sentir en confiance. Je demande à Alain de faire une dernière séance avec elle avant de me la confier pour de bon. Alain se moque gentiment de moi – il est vrai que la jument est parfaite, et qu’il est difficile de comprendre pourquoi je reste anxieuse à l’idée de me lancer – et me dit : « Dernière séance, puis c’est ton tour. » Il la prend dans le rond de longe, la jument est adorable, en avant, à l’écoute. Alain marche, puis trotte. Au trot, la jument refuse à deux reprises de passer dans une flaque d’eau, vestige du printemps anglais auquel nous avons eu droit... Alain me demande d’aller chercher un stick. Avec l’aide du stick, Alain incite Alaska à traverser la flaque. La jument s’exécute, traverse la flaque dans un calme parfait, et... à la sortie de la flaque, je vois un éclair traverser son œil. Sans manifester la moindre peur, Alaska agacée par le coup de stick décide de remettre l’impertinent à sa place, et commence à enchaîner quelques sauts de mouton calculés scientifiquement pour le faire tomber, se balançant en avant, puis en arrière, jusqu’à ce qu’elle atteigne son but et qu’Alain glisse sur le sable mouillé. Aussitôt, la jument cesse de bouger, et le regarde avec placidité, l’air de dire « Bien fait pour toi ». Nous sommes sidérées : il est évident qu’Alaska a réagi « à froid », sans stress et sans excitation, elle a décidé de se débarrasser de son cavalier de façon méthodique, et elle retrouve son calme aussitôt parvenue à ses fins. Nous rions aux éclats et ne nous privons pas du plaisir de nous moquer d’Alain, qui s’est cassé la figure justement au cours de la séance censée me prouver que le débourrage était terminé, mais mon inquiétude est renforcée : la jument ne supporte pas d’être contrariée. Alain résume en disant : « Elle est parfaite, tant que les choses vont dans son sens. »

 

Le même comportement s’exprime en extérieur. Elle est en avant, vive et gentille... sauf si Alain la force à prendre un chemin qui ne lui convient pas, à changer de direction, ou à entreprendre toute autre action qui ne correspondre pas aux désirs de Madame Alaska. Je mesure en permanence la différence avec le cheval que je monte depuis sept ans, mon bel hongre isabelle pie Priam : Priam est sur l’œil, très vif, facilement inquiet, mais fondamentalement docile et réceptif, prompt à exaucer mes ordres, tandis qu’Alaska est calme, jamais inquiète, extrêmement équilibrée, mais têtue comme une mule et allergique à la contrainte.

Alain continuera à monter Alaska plusieurs séances, en s’ingéniant à augmenter son seuil de tolérance, et la rendre plus docile. Ses efforts semblent porter peu à peu ses fruits : Alaska n’a plus recommencé son numéro de rodéo, si ce n’est à la détente en main, dans le rond de longe, par un jour de grand mistral. Mais elle reste capricieuse, et j’ai pu le constater lorsque ma petite sœur Marianne, excellente cavalière, l’a montée à deux reprises.

La première fois, elle commence la balade sur son cheval, Hypérion, et échange avec Alain à environ un tiers de la promenade ; elle continue avec Alaska et tout se passe à merveille aux trois allures, la jument est fabuleuse, et c’est un grand bonheur pour moi de voir Marianne la monter avec tant de souplesse et de joie.

 

Mais la deuxième fois, Alain n’est plus là, et Marianne la prend seule avec ma mère, qui monte sa jument Toscane. Alaska, peut-être un peu en chaleurs, refuse obstinément de se conformer au plan de balade prévu, insiste pour faire demi-tour, se campe et cesse d’avancer, tant et si bien que malgré tout son talent, Marianne, épuisée et lassée par tant de mauvaise volonté, doit écourter la balade.

 

Aujourd’hui, ce 26 juin 2013, nous avons fait une grande sortie traversant la ville, et Alaska a été, comme de coutume, d’un calme olympien, sans aucune angoisse face aux voitures, aux objets insolites et à toutes les choses qui battaient au vent en ce jour de mistral. Nous avons fait un trotting et un petit galop, le tout sans aucun problème. La jument a été un modèle de gentillesse. Alain a la sensation que la jument accepte mieux la volonté de son cavalier, mais me dit lui-même qu’il ne faut pas se hasarder à trop la bousculer – surtout que je n’ai pas ce véritable fluide magique qu’il possède et qui le rend capable de monter les chevaux comme personne ! Alaska est parfaite avec Alain – le sera-t-elle avec moi, qui suis plus maladroite et moins décidée ? Je suis déterminée à surmonter mon appréhension et à la monter à mon tour. Avec mon cheval Priam, toute la période durant laquelle nous nous sommes mutuellement apprivoisés s’est déroulée en carrière ; Priam a une véritable prédisposition au dressage, et je me suis habituée à sa grande réactivité. Alain souligne que je ne peux pas monter Alaska comme je monte Priam, qu’elle n’est pas une jument de dressage, mais bien une merveilleuse jument de randonnée, sûre, en avant et intelligente. J’ai cessé de monter en club il y a sept ans, et n’ai presque plus monté que Priam – je dois faire l’effort d’adaptation nécessaire pour qu’Alaska devienne vraiment ma jument. Je suis rassurée d’être encadrée et guidée par Alain, dont l’expérience et les conseils sont précieux, et qui, j’en suis sûre, transformera Alaska en une vraie perle, en qui je pourrai avoir confiance.